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07/03/2008

Mirages de soi

Dès les premières phases de son développement, l’humain subit des épreuves. Il reçoit des blessures qui vont subsister en lui sous forme de mémoires actives. Dissimulées dans nos tréfonds psychiques, inquiétudes et interrogations plus ou moins conscientes ou oubliées vont à notre insu tirer les ficelles des comportements que nous répéterons, souvent tout au long de notre existence. En réponse à notre désir - peut-être inavoué - de nous protéger, de nous réparer ou de prendre une revanche, elles génèreront des objectifs à atteindre : possessions matérielles, pouvoir sur les êtres, jouissance, image de soi. Ces objectifs exprimeront – du moins le penserons-nous - notre chemin personnel vers l’accomplissement.

A la vérité, il s’agira souvent de fantasmes trompeurs – teintés au surplus des croyances de notre milieu - qui nous éloigneront de la vérité de notre être. Un personnage de Jack London, emblématique de ce point de vue-là, une fois parvenu au faîte de sa réussite découvre qu’il n’est personne et se suicide. On n’est pas obligé d’en arriver là, mais combien de vie se finissent-elles néanmoins dans la désillusion et l’amertume ? Comme si on découvrait, trop tard, la duperie immense dont on a été à la fois la victime et l'auteur. Pour atteindre notre être authentique, celui dont la réalisation ne nous laissera aucun désarroi, il faut faire oeuvre d’iconoclaste : briser les images trompeuses – la représentation de la réussite - auxquelles nous avons asservi notre vie.

Cependant, noyée dans ses surproductions de toute sorte, notre société de consommation a très tôt compris que nos failles psychiques étaient ses meilleures alliées. La faille narcissique est notamment exploitée à l’envi par l’omniprésente publicité. Voitures, vêtements, sous-vêtements, parfums, vacances (et j’en passe), ce ne sont qu’invitations à « nous la jouer ». Ceci a atteint un tel degré que ce ne peut plus être sans effet sur notre maturation psychique. En nous suggérant en permanence de nous disperser dans des artefacts, de fuir la connaissance de nos ressorts intérieurs dans la jouissance matérielle ou narcissique, la forme de publicité que nous subissons majoritairement aujourd’hui encourage la duperie que nous avons déjà organisée à l’égard de nous-même. Elle rend plus difficile que jamais l’émergence de notre authenticité. Elle dévie l’humanité d’un axe possible d’évolution.

05/03/2008

Erin Brockovitch

L'autre soir, comme je rentrais à la maison, ma fille venait de mettre ce film de Steven Soderbergh (1999) sur le lecteur de DVD. Quand l'action commence, l'héroïne qu'incarne à l'écran Julia Roberts est dans une grosse galère. Son énième petit ami vient de la plaquer, elle est seule avec ses trois jeunes enfants, sans emploi, sans un sou. En prime: un accident de voiture (où elle se retrouve en tort), une minerve, et plein de dettes. Bref, la "cata". En termes de recherche d'emploi, ce n'est pas prometteur: manifestement, la dame est issue d'un milieu populaire et elle a consacré plus de temps aux concours de Miss Plage qu'aux études. Le fait d'avoir des enfants en bas âge, avec les rougeoles et autres maladies infantiles que cela suppose, n'arrange rien. Et, si elle a un physique avantageux et si la verdeur de son vocabulaire s'accorde bien avec des décolletés sans mystère et des jupes proches du scandale, en revanche l'ensemble ne constitue guère un atout pour susciter la confiance d'un employeur.

C'est pourtant cette femme aux abois, socialement et culturellement désavantagée, nulle en termes de "personal branding", qui, quelques mois plus tard, en permettant la condamnation d'une puissante compagnie, enrichira - quasiment au corps défendant de celui-ci - son employeur. Rentrée pour ainsi dire de force au service de l'avocat qui n'avait pas su lui sauver la mise lors de son accident de voiture, Erin obtiendra qu'il lui confie des tâches de rangement. C'est ainsi qu'au milieu de papiers oubliés, un document - allez donc savoir pourquoi! - va l'intriguer. Quelque chose, en elle, va alors s'éveiller. La paumée, jour après jour, insensiblement, va révéler son intelligence, sa motivation, sa capacité à mobiliser les gens, sa résilience. Elle va se trouver une légitimité, s'inventer une utilité et un métier. La compagnie, au bout du compte, devra verser pas moins de 333 millions de dollars au titre de dommages-intérêts aux 634 riverains qu'ont gravement et parfois mortellement intoxiqués les rejets de chrome hexavalent d'une de ses usines.

Ce que j'aime d'abord chez Erin, c'est que, quelles que soient ses galères, elle ne sombre pas dans la pleurnicherie. Pourtant, elle pourrait endosser aisément la posture de la victime: les mecs la trahissent, le tribunal met l'accident de voiture à sa charge, ses collègues de travail échangent des regards dans son dos... En résumé, elle pourrait se faire un trip du genre: "Je suis une minable et les autres sont des salauds". Point du tout. De même, alors que, dans les relations avec son "patron malgré lui", une autre, se sentant juste tolérée, jouerait profil bas, elle, non. Le travail ne lui fait pas peur, mais la servilité, raser les murs, elle ne connaît pas. Tout au contraire, elle discute, propose, s'insurge, négocie. Elle pourrait faire ce qu'on lui demande et rien que ce qu'on lui demande: classer les archives. Non! Elle prend le volant de son tas de ferraille et se lance dans une véritable enquête auprès des riverains et des laboratoires.

Quand je me demande où est la source de cette énergie et de cette assertivité, je me dis - en reprenant l'expression de Teilhard de Chardin* - qu'Erin a la capacité d'aimer "quelque chose de plus grand que soi". Elle est émue par le sort de ces familles que les maladies rongent et que les mensonges enterrent. Elle est émue et, sachant ce qu'elle sait, elle ne s'autorise pas à s'en laver les mains. Elle a du coeur, dans le double sens de l'expression: de l'amour et du courage. Et c'est pour cela que ces familles l'écoutent, lui font confiance, s'engagent dans un procès risqué. C'est pour cela qu'elle réussit quand l'intelligence froide des juristes appelés en renfort par son patron est à deux doigts de tout gâcher.

"Une belle histoire" allez-vous me dire, avec un sourire en coin. Du cinéma, américain de surcroît! Eh! bien, le film suit de très près l'authentique personnalité et la véritable histoire d'Erin Brockovitch. Physiquement, elle a du chien. Ses décolletés sont assez vertigineux. Elle a même déclaré que c'était son style et que honni soit qui mal y pense! La compagnie qu'elle a fait bel et bien condamner est la Pacific Gas and Electric Company et le montant des dommages-intérêts est bien de 333 millions. Jusqu'aux 634 numéros de téléphone que, comme dans le film, elle connaît par coeur: elle explique qu'étant dyslexique il lui était plus facile de les retenir une bonne fois pour toute que de les lire!

Erin Brockovitch n'est pas, d'évidence, une femme de tout repos. Quand on voit les résultats, on peut cependant se dire que nos entreprises gagneraient beaucoup à avoir davantage d'Erin Brockovitch parmi leurs collaborateurs. Peut-être, d'ailleurs, suffirait-il de quelques changements dans les modes de management pour les voir apparaître. Mais nos organisations les supporteraient-elles ?

* Lettre à la comtesse Begouën, extrait cité in Etre plus (Le Seuil).

03/03/2008

Cygnes et signes

Qu'il s'agisse du naufrage du Titanic ou de celui de la Baring, du 11 septembre 2001 ou de la SG, qu'est-ce qui fait qu'après coup nous sommes capables de démontrer que ce que nous n'avions pas prévu était pourtant prévisible ?

Dans certains cas, on pourra invoquer un déficit d'information. Dans les exemples évoqués, il semble bien que les signes étaient là, suffisants pour alerter. Alors, deuxième hypothèse, il s'agit d'un déficit d'interprétation. Et là, il est vrai, nos mécanismes habituels de pensée sont suspects. Dans La décision*, le professeur Berthoz** postule que notre cerveau, spontanément, est un émulateur d'univers probables. Il montre en outre que la représentation précède la perception et la filtre. Nous sommes ainsi aveugles, a priori et à notre insu, aux signaux qui n'entrent pas dans la cohérence que notre cerveau, dans le moment, a choisie.

Un autre cas de figure peut relier à la fois la problématique de l'information et celle de l'interprétation: le défaut d'intelligence collective. Les signes sont là, l'information est disponible, elle a même été cueillie, mais elle est dispersée dans des cerveaux différents. Comme dans l'apologue des aveugles et de l'éléphant, l'un touche la queue, l'autre les oreilles, un troisième la trompe, etc. mais aucun d'eux, tout seul, ne peut construire l'image d'un animal qu'il n'a jamais vu. Pour cela, il faudrait qu'ils se parlent. Et encore, pas n'importe comment.

Il paraît que le capitaine du Titanic avait dans sa poche le message l'avertissant de la présence d'icebergs sur sa route. Cela vous paraît un peu gros ? Eh! bien, dans ce cas, lisez l'article publié le 7 février, sous la signature de Pascale Marie-Deschamps, par le journal Les Echos***. Peu de temps avant de rencontrer leur iceberg, les dirigeants de la banque s'étaient offert un séminaire à Prague avec Nassim Taleb, auteur du bestseller The black swan, "le cygne noir". Le cygne noir, c'est l'évènement impensable, inimaginable, inconcevable. Du moins - il faut relativiser - en fonction de nos références: en Australie, paraît-il, les cygnes sont noirs.

Le Titanic, donc, est insubmersible. Le territoire américain est inviolable. Nos systèmes de gestion du risque sont infaillibles. Le chef a toujours raison. L'enchanteur est tout-puissant. Que dit Nassim Taleb ? Que notre représentation du monde, qui se reflète dans nos stratégies et nos outils, est fascinée par le ventre de la courbe de Gauss, autrement dit par le "paradigme de la moyenne". Que, de ce fait, ce sont les extrêmes que nous devrions surveiller. Idée que défendait déjà, il y a une dizaine d'années, Yolaine de Linarés dans L'intelligence compétitive: si vous avez trop de signaux faibles à surveiller, ne cherchez pas à les probabiliser, demandez-vous plutôt ceux qui, s'ils devenaient fort, avertiraient d'un changement radical des équilibres!

Il paraît qu'à Prague les dirigeants de la banque - et j'en viens au message resté dans la poche du capitaine - ont écouté poliment le philosophe et ses spéculations. Vous voyez ce que je veux dire ? Ce n'est pas le manque d'intelligence individuelle qui constitue notre péril. C'est notre difficulté à accepter que le monde ne soit pas asservi à l'idée que nous nous en faisons. En définitive, l'iceberg est au dedans de nous. Il a pour nom arrogance.


* Alain Berthoz, professeur au Collège de France.
** Editions Odile Jacob.
*** Le Cygne noir.pdf